Naviguer seule dans les confins glacés du Groenland, à travers des mers gelées et sous un ciel figé par l’hiver polaire, est une aventure qui défie l’imagination. Mais pour Tamara Klink, 27 ans, Brésilienne de naissance et Française d’adoption, c’était aussi une quête personnelle, une exploration intérieure. Une histoire où la survie devient un art, et où la solitude révèle une force insoupçonnée. Rencontre avec une navigatrice qui redessine les contours de l’audace. PAR RUBEN DIAS. Extrait du WOMEN SPORTS N°35.
Dans l’immensité blanche, le corps s’efface. Seules subsistent la ténacité et l’esprit. « Être là-bas, c’était parfois dangereux, mais aussi extrêmement satisfaisant, » raconte Tamara. « Chaque jour, il fallait faire attention à tout : ne pas se blesser, ne pas tomber dans la glace trop fine, ne pas risquer une avalanche. C’était une vigilance de chaque instant. » Pourtant, ce n’était pas l’hostilité du climat qui frappait le plus, mais la simplicité d’une vie recentrée sur l’essentiel.
Les besoins quotidiens prenaient des allures de rituel. « Mes journées étaient rythmées par des tâches comme chercher de la neige pour la faire fondre, ou marcher dès qu’il y avait un peu de lumière, » se remémore-t-elle. « Pendant trois mois, je n’ai pas vu le soleil. Puis, il est revenu, et avec lui, un regain d’énergie. » La survie, une danse entre précautions et émerveillements, entre solitude et émergence d’une liberté brute. Cette liberté, Tamara l’a trouvée paradoxalement dans l’isolement. « Quand on est seule, on réalise combien de temps on perd en société à essayer de plaire, à être validée par les autres. Là, je n’avais qu’à me préoccuper de ma survie, de mes passions. C’était libérateur. »
Des livres aux voiles
Naviguer, pour Tamara, n’a jamais été un simple sport, mais une vocation. Inspirée par des figures comme Isabelle Autissier, elle a d’abord plongé dans les récits des explorateurs avant de prendre le large. « J’ai lu énormément de livres de navigateurs et de navigatrices, » dit-elle. « Ces récits m’ont non seulement donné envie de partir, mais aussi montré que c’était possible. »
Son premier bateau, acheté en Norvège en 2020 pour le prix d’un vélo, a été le point de départ. Elle y a appris les rudiments de la navigation en solitaire. Avec le temps, elle a acquis les compétences nécessaires pour affronter des défis plus grands. En 2023, elle quitte Lorient pour une expédition de huit mois au Groenland. « C’est une aventure qui a pris trois ans à être préparée, » explique-t-elle. « J’ai dû tout penser, du ren- forcement de mon bateau à la gestion de mon mental. »
Cette dimension mentale, Tamara y accorde une importance capitale. « Se préparer émotionnellement est aussi important que de préparer son bateau, » insiste-t-elle. « L’isolement peut être difficile, mais si on sait s’entourer des bons souvenirs, des récits inspirants, on peut tenir. »
L’épreuve du regard des autres
Tamara est une navigatrice intrépide, dans un monde où la voile reste largement dominée par les hommes. « Avant de partir, on m’a souvent dit que je ne réussirais pas : que je n’étais pas assez forte, que j’étais trop fragile, » confie-t-elle. Ces paroles, au lieu de l’abattre, l’ont poussée à prouver qu’elles avaient tort. « Si je n’avais pas été autant découragée, j’aurais eu plus de temps pour me préparer. Mes collègues masculins n’ont pas à perdre du temps à répondre à ce genre de doutes. »
Sur place, les mentalités ont d’ailleurs évolué. « Les chasseurs de phoques que j’ai croisés au début me disaient que j’allais mourir,, se souvient-elle. À la fin de l’hiver, c’étaient eux qui venaient me demander conseil sur la glace, la navigation, et même sur la santé mentale en conditions extrêmes. » Un retournement de situation symbolique pour Tamara, qui voit dans cette reconnaissance la preuve qu’elle est parvenue à faire évoluer les regards et les esprits.
Une philosophie de vie née de la glace
Au fil de ses mois de solitude, Tamara a développé une relation singulière avec le temps et les objets. « Je me suis rendu compte qu’on a besoin de beaucoup moins que ce qu’on croit. Les objets ne sont que des outils, pas des objectifs. » Cette vision minimaliste s’étend aussi à son rapport à elle-même. « Là-bas, je ne me sentais ni forte ni faible. Juste normale. C’est très puissant de pouvoir se sentir simplement soi. »
Cette normalité, elle l’a trouvée dans des plaisirs simples : marcher pour explorer les environs, sentir les premiers rayons du soleil après des mois d’obscurité, observer la glace et les étoiles. « Pour moi, la vie a du sens par les sens, » affirme-t-elle. « Voir, écouter, toucher, c’est ça qui rend les expériences vivantes. »
Transmettre l’envie d’oser
Aujourd’hui, de retour en France, Tamara ne se repose pas sur ses lauriers. Elle travaille à écrire un livre, réaliser un film et organiser une exposition sur son expédition. Mais au-delà de ces projets, son objectif est clair : inspirer d’autres femmes à prendre la mer, ou à se lancer dans des aventures qui leur tiennent à cœur. « Je n’ai pu désirer ce voyage que parce que j’avais eu accès à des récits qui m’ont donné envie, » explique-t-elle. « Alors, je tiens à écrire pour que d’autres puissent, à leur tour, se lancer. »
Car au fond, Tamara Klink est une passeuse d’envies, une exploratrice de l’âme autant que des mers, une voix qui mur- mure que l’audace est à la portée de tous, pour peu qu’on ose l’écouter.« Si on peut être heureux seul, on peut l’être partout, » conclut-elle.